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3 Mai 2018

Appel urgent à une action internationale afin d'empêcher la très lourde condamnation d'Eren Keskin

Front Line Defenders a signé la déclaration suivante concernant l'affaire de la DDH turque Eren Keskin.

Eren Keskin (née en 1959) est avocate et co-présidente de l'Human Rights Association en Turquie (IHD). Eren Keskin travaille sur des questions contestées relatives aux droits humains depuis près de 30 ans ; elle a notamment contribué à la protection des droits des minorités, lutté contre les violences faites aux femmes et milité pour remettre en question le militarisme et mettre fin à la torture. Eren Keskin a fondé un bureau juridique qui offre des services gratuits aux personnes trans et aux femmes violées ou agressées sexuellement par les forces nationales de sécurité. Eren Keskin est membre honoraire du barreau de Paris et a remporté plusieurs prix internationaux pour son travail en faveur de la paix et des droits humains, notamment l'Helsinki Civil Society Award 2018.

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En représailles à son travail pour la défense des droits humains, Eren Keskin est la cible de nombreux actes de persécution et de harcèlement, notamment de tentatives d'assassinat. Ardente défenseuse de la liberté d'expression, Eren Keskin a été condamnée et emprisonnée en 1995 pour avoir employé le mot "Kurdistan". Aujourd'hui encore, Eren Keskin est en danger immédiat ; elle risque d'être condamnée à des amendes aux montants exorbitants et d'être emprisonnée pour le reste de sa vie.

Eren Keskin, éminente avocate en droits humains en Turquie, risque une lourde peine de prison en représailles aux nombreuses années durant lesquelles elle a exercé son droit à la liberté d'expression et son droit à défendre les droits humains relatifs à des sujets tabous dans la société turque. Les organisations soussignées appellent à une action internationale urgente afin d'empêcher l'emprisonnement d'Eren Keskin.

Dans le but de soutenir la liberté d'expression et dans un geste symbolique visant à soutenir les employés de la rédaction emprisonnés, de 2013 à 2016, Eren Keskin a endossé le rôle de "rédactrice en chef" d'Özgür Gündem, l'un des rares journaux indépendants en Turquie qui critique le gouvernement et qui est connu pour ses reportages approfondis sur le conflit Kurdo-turc. En raison de son titre de "rédactrice en chef", plus de 120 affaires ont été intentée contre elle devant les tribunaux turcs*1. Eren Keskin a été la cible d'inculpations criminelles pour des informations et des articles écrits par d'autres personnes qui exerçaient leur droit à la libre expression. En vertu de la loi turque sur la presse, les rédacteurs en chef peuvent être inculpés pour des publications lorsque l'auteur ne peut pas être tenu pour responsable.

Six de ces affaires ont conduit à des jugements de la cour et tous les recours en appel sont déjà épuisés. Elle a été inculpée pour avoir "insulté le président" et pour ne pas avoir "publié d'articles visant à corriger ces insultes dans le journal". Des amendes de près de 14500€ (72000TL) ont été requises contre Eren Keskin. Si elle ne paye pas les amendes exorbitantes, elle risque environ huit ans et demi de prison. Seules quatre affaires se sont conclu en faveur d'Eren Keskin, soit par un verdict d'acquittement soit grâce au statut de limitation.

Dans 69 autres affaires, Eren Keskin a été reconnue coupable mais les affaires sont toujours en cours d'examen par la cour d'appel ou la cour suprême. Sauf si les verdicts prononcés en première instance sont infirmés, le cumul des peines s'élève à 12 ans et demi de prison et à environ 93000€ (460 000 livres turques) d'amende contre Eren Keskin, pour les délits suivants: "propagation de propagande en faveur d'une organisation terroriste armée" (loi sur la lutte contre le terrorisme, article 7(2)); "dénigrement de la nation turque, de la République de Turquie, des institutions et des organes de l'État" (Code pénal turc, article 301); "insulte contre le président" (Code pénal turc, article 299)*2; "non publication d'article correctif dans le journal" (loi sur la presse, article 18); "divulgation de l'identité de l'accusé" (loi sur la presse, article 21(c)), et "insulte" (code pénal turc, article 125).

En avril 2018, 47 affaires étaient toujours en cours contre Eren Keskin et attendaient d'être jugées. Les audiences relatives à son titre de "rédactrice en chef" d'Özgür Gündem auront lieu les 3 et 7 mai 2018. *3. Par ailleurs, Eren Keskin est l'une des neuf accusés, parmi les membres du conseil d'administration, les journalistes et le directeur éditorial d'Özgür Gündem, dans une autre affaire en cours relative à des accusations de terrorisme. Dans cette affaire, elle risque jusqu'à 24 ans de prison. La prochaine audience de l'affaire aura lieu le 4 juin 2018.

Outre les inculpations liées à son titre de rédactrice en chef d'Özgür Gündem, Eren Keskin est aussi poursuivie pour des déclarations qu'elle a faites *4 après le meurtre d'un père et de son fils, tués par la police dans le district de Kızıltepe à Mardin en 2004 *5, et pour un article qu'elle a écrit sur les exactions présumées des forces armées, intitulé "Le mal radical".

En plus des inculpations qui s'accumulent, le travail d'Eren Keskin en tant qu'avocate en droits humains est également remis en question: l'équipe juridique du cabinet du président de Turquie a porté plainte devant le barreau d'Istanbul afin qu'il prenne des mesures disciplinaires contre Eren Keskin, ce qui pourrait entrainer sa radiation du barreau. Elle est aussi sous le coup d'une interdiction de voyager.

Dans ce contexte d'abus flagrant du pouvoir judiciaire à l'encontre d'Eren Keskin, et compte tenu de l'acharnement judiciaire contre les représentants de la communauté des droits humains dans le pays, les organisations soussignées appellent la communauté internationale à porter une grande attention à l'affaire d'Eren Keskin.

Les organisations soussignées appellent le Rapporteur spécial de l'ONU sur la situation des défenseur-ses des droits humains, le Commissaire du Conseil de l'Europe sur les droits de l'Homme, le Représentant de l'OSCE sur la liberté de la presse et le Rapporteur spécial de l'ONU sur l'indépendance des juges et des avocats à intervenir de toute urgence aurpès du gouvernement turc, afin de limiter  les menaces imminentes contre Eren Keskin et de plaider en faveur de son acquittement.

Les organisations soussignées appellent l'UE et ses États membres, ainsi que d'autres agences et organismes internationaux en contact avec le gouvernement turc à:

  • Appeler, par le biais de déclarations publiques, démarches officielles et pourparlers bilatéraux avec le gouvernement turc, à l'abandon des charges et à l'acquittement d'Eren Keskin, en se faisant l'avocat de Mme Keskin et des autres défenseur-ses des droits humains et journalistes en Turquie lors de tout contact avec les dignitaires du gouvernement turc, notamment lors des négociations sur l'exemption de visas pour les ressortissants turcs vers l'UE, ainsi que sur la coopération économique, commerciale et l'investissement ;
  • Condamner la criminalisation de l'exercice de la liberté d'expression et le droit de défendre les droits humains en Turquie ;
  • Appeler à la révision des lois restrictives en Turquie, y compris les lois vagues sur la lutte contre le terrorisme, qui sont abusivement employées contre les défenseur-ses des droits humains, les journalistes et les autres voix dissidentes ;
  • Appeler à la révision de la loi sur la presse qui prévoit de possibles poursuites contre les rédacteurs en chef et les auteurs et qui est employée pour entraver la liberté d'expression et la liberté de la presse ;
  • Appeler à la levée de l'état d'urgence, mis en place pour protéger les attaques contre les libertés fondamentales et l'état de droit en Turquie.

Les organisations soussignées appellent les autorités turques à:

  • Mettre fin à toute forme de harcèlement, y compris au niveau judiciaire, contre Eren Keskin, car cela s'aparente à des actes de représailles contre son travail légitime et pacifique en faveur des droits humains ;
  • Dans le même temps, garantir que toutes les procédures judiciaires intentées contre elle respectent son droit à un procès équitable ;
  • Garantir que tous les défenseur-ses des droits humains en Turquie puissent mener à bien leur travail légitime et pacifique sans entrave et sans craindre ni restrictions ni représailles ;
  • S'abstenir de criminaliser les défenseur-ses des droits humains en vertu d'accusations relatives au terrorisme ;
  • Respecter les dispositions de la Déclaration de l'ONU sur les défenseur-ses des droits humains, adoptée par l'Assemblée générale de l'ONU le 9 décembre 1998, et en particulier les articles 1, 6(a), 9, 11 et 12.2 ;
  • Garantir en toutes circonstances le respect des droits humains et des libertés fondamentales, conformément aux normes internationales et aux instruments relatifs aux droits humains ratifiés par la Turquie.

Pour plus d'informations, contactez:

Erin Kilbride
+353 (0) 857423767
erin@frontlinedefenders.org

(1) Özgür Gündem a été fermé en août 2016 sur ordre de la cour, après la tentative de coup d'État en Turquie; plusieurs plaintes criminelles ont été portées contre ses journalistes et rédacteurs. Plus de 100 personnes s'étaient volontairement nommé rédacteurs ou rédactrices en chef sur une base tournante.

(2) Eren Keskin a été reconnue coupable pour le titre "Des milliers de personnes prennent la parole depuis la place où la Paix a été assassinée: Erdogan meurtrier", écrit par un contributeur d' Özgür Gündem et publié après l'attentat contre une manifestation en faveur de la paix le 10 octobre 2015 à Ankara et qui avait fait plus de 100 morts.

(3) Les autres accusés dans le procès du 28 mai sont notamment Huseyin Aykol, en tant que rédacteur en chef, Reyhan Capan, en tant que directeur éditorial et Zuheyla Yilmaz, l'un des écrivains des articles ciblés par les accusations.

(4) Les paroles d'Eren Keskin étaient les suivantes: "L'État a une perspective brutale, il pourrait même agresser un enfant de 12 ans. La Turquie devrait rendre des compte pour ses actes. Elle a un passé sombre."

(5) Makbule Kaymaz et autres VS la Turquie ,jugement du 25.02.2014, Cour européenne des droits de l'Homme, note d'information sur la jurisprudence (171), février 2014, disponible sur: https://www.echr.coe.int/Documents/CLIN_2014_02_171_ENG.pdf.