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10 Juillet 2020

Nous demandons que vous fassiez part de nos vives préoccupations et que vous exhortiez à des améliorations de la situation des défenseurs des droits humains lors du 15e sommet UE-Inde le 15 juillet 2020

Bruxelles, le 29 juin 2020

Madame, Messieurs,

Amnesty International (AI), CSW, Front Line Defenders (FLD), Human Rights Watch (HRW), l'International Dalit Solidarity Network (IDSN), Minority Rights Group International (MRG), ainsi que la Fédération Internationale des Droits de l'Homme (FIDH) et l'Organisation mondiale contre la torture (OMCT), dans le cadre de l'Observatoire pour la protection des défenseurs des droits humains, faisant suite à leurs lettres respectives adressées au bureau du HR/VP en janvier, vous écrivent pour vous demander de soulever leurs préoccupations au sujet de la détérioration de la situation des défenseurs des droits humains en Inde lors du prochain sommet UE-Inde, et de prendre en compte la détérioration du bilan en matière de droits humains en Inde dans la refonte de la relation UE-Inde.

Le 6 juin 2020 a marqué le deuxième anniversaire des arrestations des défenseurs des droits humains dans l'affaire Bhima Koregaon. Actuellement, 11 défenseurs des droits humains qui ont oeuvré pacifiquement pour la promotion et la protection des droits humains, en particulier les droits des Dalits et des peuples autochtones - à savoir Sudhir Dhawale, Rona Wilson, Shoma Sen, Mahesh Raut, Surendra Gadling, Sudha Bhardwaj, Arun Ferreira, Vernon Gonsalves, Varavara Rao, Gautam Navlakha, Anand Teltumbde - sont toujours en détention, certains depuis juin 2018. Leurs demandes de mise en liberté sous caution sont systématiquement rejetées ; juste après l'entrée en fonction d'un gouvernement dirigé par l'opposition dans l'État du Maharashtra en 2019, les affaires ont été transférées devant la juridiction de l'Agence nationale d'investigation (NIA). Gautam Navlakha et Anand Teltumbde ont été arrêtés récemment, en avril 2020, dans le contexte de l'actuelle pandémie et en dépit des bonnes pratiques mondiales et des directives fixées par la Cour suprême indienne pour désengorger les prisons.

Depuis décembre 2019, la police arrête également des défenseurs des droits humains qui manifestent pacifiquement contre la loi discriminatoire sur la modicication de la citoyenneté (CAA), le registre national de la population et le registre national des citoyens. Il y a plus de 150 contestations de la CAA en instance devant la Cour suprême indienne, lancées notamment par plusieurs États indiens et par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l'Homme, mais on ignore quand elles seront entendues. Les autorités ont porté des accusations de sédition, de meurtre et de terrorisme en vertu de lois antiterroristes et relatives à la sécurité nationale répressives, telles que la loi sur les activités illégales (prévention) et la loi sur la sécurité nationale contre les manifestants. Les autorités n'ont pas non plus mené d'enquêtes impartiales et transparentes sur les violences qui ont éclaté à Delhi en février 2020 autour des manifestations. Elles ont réagi avec partialité, en ciblant les défenseurs des droits humains et les détracteurs du gouvernement, mais elles n'ont pas correctement poursuivi les partisans du parti nationaliste hindou Bharatiya Janata (BJP) au pouvoir coupables de violences, ni le recours excessif à la force par les policiers, et elles ont omis de porter plainte contre les dirigeants du BJP qui prônaient la violence. Parmi les personnes arrêtées et actuellement emprisonnées se trouvent les défenseuses des droits humains Gulfisha Fatima, Natasha Narwal et Devangana Kalita, ainsi que des défenseurs des droits humains Khalid Saifi, Meeran Haider, Shifa ur Rehman, le Dr Kafeel Khan, Sharjeel Imam et Asif Iqbal. La défenseuse des droits humains Safoora Zargar a récemment obtenu une libération sous caution pour raisons humanitaires (elle est enceinte de 23 semaines) et a été libérée le 24 juin. La militante Isharat Jahan, arrêtée le 26 février, est également en prison. Le défenseur des droits humains Akhil Gogoi est toujours en prison à cause de plusieurs plaintes (First Information Report - FIR) successives malgré la pandémie. L'ONU a appelé à leur libération immédiate.

Les actions ciblées contre Harsh Mander, qui a déposé une requête auprès de la Cour suprême pour examiner la plainte contre des responsables politiques qui ont prononcé des discours incendiaires conduisant au décès de plus de 50 personnes, sont préoccupantes. La police de Delhi a injustement nommé M. Mander dans un FIR comme étant l'instigateur des violences à Delhi ; il s'agit d'une tactique d’intimidation pour faire taire la dissidence contre l’oppression de l’État. En outre, un autre militant des droits humains éminent, Yogendra Yadav, a été taxé de complotiste.

Nous sommes particulièrement alarmés par la tentative d'arrestation du président de la Delhi Minorities Commission, le défenseur des droits humains Zafarul Islam Khan, en vertu de la loi draconienne sur la sédition. Cela appairait comme un acte de représailles contre la Delhi Minorities Commission qui est à l'origine d'une enquête sur les violences dans le nord-est de Delhi qui ont fait au moins 53 morts, pour la plupart des musulmans ; la commission a aussi alerté sur ce qui semblait être des actions ciblées planifiées contre la communauté musulmane par la police pendant le COVID-19.

Plusieurs défenseurs des droits humains ont été arrêtés et ciblés dans différentes régions de l'Inde pour avoir critiqué la réponse du gouvernement face au COVID-19. Front Line Defenders a lancé des appels urgents au sujet des défenseurs Dr Laifungbam Debabrata Roy, Pranab Doley et Soneshwar Narah des États d'Assam et de Manipur depuis le confinement.

Les défenseurs des droits humains du Cachemire, qui venaient juste de sortir du blocus qui avait commencé en août 2019, continuent de subir la répression pendant la pandémie. Les journalistes Masrat Zahra, Peerzada Ashiq et Gowhar Geelani ont été pris pour cible à cause de leur travail. Plusieurs autres défenseurs évoquent la peur d'être surveillés et la possibilité d'être pris pour cible dans l'exercice de leurs fonctions et de services humanitaires.

Ces arrestations représentent une tentative de faire taire la dissidence, en particulier - mais sans s'y limiter * - les voix de la minorité musulmane. Dans plusieurs cas, la police a déposé de nouvelles accusations en vertu de lois draconiennes relatives à la lutte contre le terrorisme et à la sédition après que des militants ont été libérés sous caution, pour s'assurer qu'ils restent en détention, ce qui les expose à un risque supplémentaire durant de l'épidémie de COVID-19, les prisons étant surpeuplées avec un assainissement, une hygiène, et un accès aux soins médicaux inadéquats. À cause des restrictions liées au COVID-19, aucun avocat ou membre des familles n'a pu voir les détenus ; ces restrictions permettent aux autorités d'éviter les manifestations contre l'arrestation des défenseurs, tout en violant à nouveau les bonnes pratiques mondiales et les directives de la Cour suprême indienne pour désengorger les prisons pendant la pandémie.

Nous sommes vivement préoccupés par la mauvaise orientation que prend l’appareil de sécurité nationale en Inde, qui tend à réduire au silence les voix dissidentes, finissant par détourner l’attention loin des problèmes de sécurité légitimes.

Le président de la sous-commission des droits humains du Parlement européen a récemment fait part de ses vives inquiétudes concernant la situation des défenseurs des droits humains en Inde dans une lettre ouverte au ministre Amit Shah. La question de savoir si les problématiques relatives aux droits humains ont été soulevées en privé avec les autorités indiennes a également été posée au haut représentant lors d'un débat AFET/DROI/SEDE au Parlement européen le 20 avril 2020.

Le souhait de l’Union européenne et de l’Inde de renforcer leurs relations bilatérales est "fondé sur des valeurs communes de démocratie, d’état de droit, de respect des droits humains […] et d’un intérêt commun à développer davantage la coopération bilatérale à tous égards". L'UE et l'Inde se sont toutes deux engagées dans le programme d'action 2020, suite au 13e sommet UE-Inde du 30 mars 2016, à "discuter des questions relatives aux droits humains [...] dans le dialogue politique UE-Inde". À la lumière de ces déclarations fermes, AI, CSW, FLD, HRW, IDSN, la FIDH, MRG et l'OMCT vous exhortent à ne pas mettre de côté les considérations relatives aux droits humains avant et à l'occasion du 15e sommet UE-Inde, mais plutôt à faire en sorte qu'elles fassent partie intégrante des discussions du Sommet (sur le commerce, sur le changement climatique, sur les investissements, sur le terrorisme en particulier), avec un accent spécial sur la situation des défenseurs des droits humains. Le partenariat UE-Inde devrait être renforcé par un échange franc, même sur les questions de droits humains les plus sensibles, en particulier lorsqu'elles ont un impact sur la sécurité des personnes les plus vulnérables au sein de la société. La détérioration de l'état de droit en Inde devrait également particulièrement préoccuper l'UE, car elle est la pierre angulaire d'un partenariat et d'échanges fondés sur la confiance et des conditions équitables.

En tant que deux plus grandes démocraties du monde, l'UE et l'Inde devraient mutuellement respecter les normes les plus élevées. Pour que la démocratie en Inde ait un sens réel pour les gens sur le terrain, il faut redoubler d'efforts pour veiller à ce que les protections soient étendues à tous, y compris aux défenseurs des droits humains et aux voix dissidentes. Le prochain sommet UE-Inde est une étape très importante pour déterminer les contours futurs du partenariat stratégique, et nous vous invitons à vous assurer que l'Union européenne reste ferme et respecte ses engagements bilatéraux pris à de nombreuses occasions passées afin que toute révision et toute amélioration futures des relations entre l'UE et l'Inde soient fondées sur le respect des droits humains, de la démocratie et de l'état de droit. Un environnement propice aux défenseurs des droits humains est l'un des principaux indicateurs d'une démocratie qui fonctionne, respectueuse des droits humains et fondée sur l'état de droit. Comme le Haut Représentant l'a souligné à juste titre en pleine pandémie de COVID-19 : «Le rôle de la société civile et des défenseurs des droits humains est plus important que jamais pour [...] défendre les droits humains, les libertés fondamentales et l'espace démocratique et pour promouvoir la responsabilité." Nous vous demandons instamment de veiller à ce que le soutien aux défenseurs des droits humains reste en tête de liste des priorités de l’UE, y compris avec l’Inde, et de soulever en privé et publiquement vos préoccupations en matière de droits humains, en particulier les actes ciblés contre les défenseurs des droits humains.

Nous avons hâte d'avoir une réponse à ce sujet et restons à votre disposition si vous avez besoin de plus amples informations.

Sincères salutations,

Amnesty International
CSW
Front Line Defenders
Human Rights Watch
International Dalit Solidarity Network
Fédération Internationale des Droits de l'Homme (FIDH), dans le cadre de l'Observatoire pour la protection des défenseurs des droits humains
Minority Rights Group International
Organisation mondiale contre la torture (OMCT), dans le cadre de l'Observatoire pour la protection des défenseurs des droits humains

*Hormis Natasha Narwal et Devangana Kalita, tous les défenseurs des droits humains arrêtés dans le cadre de manifestations anti-CAA qui ont été signalés à FLD appartiennent à la minorité musulmane en Inde.