Des groupes internationaux de défense des droits humains demandent que justice soit rendue dans l’affaire d’esclavage moderne contre Furukawa S.A. en Équateur
Le 15 janvier 2021, les tribunaux équatoriens ont reconnu pour la première fois que les conditions des travailleurs de Furukawa Plantaciones C.A. constituaient une violation du droit à l’égalité, à la non-discrimination, à l’interdiction de l’esclavage par le servage (servidumbre de la gleba), au droit à la santé, au logement, à l’éducation et à l’identité. Le jugement a établi la responsabilité de l’État équatorien et de Furukawa Plantaciones C.A. del Ecuador, et leur a ordonné de mettre en œuvre plusieurs mesures de réparation clairement stipulées. En appel, la Cour provinciale de justice de la région de Santo Domingo de los Tsáchilas a confirmé la responsabilité de l’entreprise, mais a exonéré l’État équatorien de toute responsabilité. La cour n’a pas révoqué les mesures de réparation en faveur des travailleurs.
La fibre d’abacá est utilisée et exportée vers les États-Unis, l’Europe et d’autres pays tels que les Philippines pour fabriquer le papier des billets de banque, des cordes, des sachets de thé, des voitures et une grande variété d’autres produits. L’Équateur est le deuxième exportateur de fibres d’abacá, mais celles et ceux qui cultivent la matière première le font depuis des générations dans des conditions proches de l’esclavage. Des centaines de familles travaillent pour Furukawa Plantaciones C. A. dans les régions d’Esmeraldas, Los Rios et Santo Domingo ; elles vivent dans des camps établis sur les plantations de l’entreprise depuis des générations, endurant des conditions de rémunération minimale, d’exploitation, de manque d’accès à des services de base adéquats, à l’éducation, à la santé, à l’assainissement et à d’autres violations de leurs droits. De nombreux membres de la communauté, y compris des enfants, souffrent de problèmes de santé chroniques, en partie à cause de la poussière dégagée par le séchage des fibres d’abacá, qui pénètre dans leurs voies respiratoires et leurs poumons. Pendant des années, ils n’ont eu ni électricité ni eau potable.
L’affaire a pris de l’ampleur après un intense processus de revendication des droits mené par les travailleurs eux-mêmes, qui sont confrontés à diverses menaces et formes de harcèlement de la part de l’entreprise. Cependant, ils ont réussi à faire avancer une plainte concernant les conditions de vie et de travail auxquelles ils sont soumis depuis près de 60 ans, qui a été formalisée en mai 2018 avec le soutien juridique de la Comisión Ecuménica de Derechos Humanos (CEDHU) et du Comité de Solidaridad Furawaka Nunca Más. Les abacaleros accusent l’entreprise de maintenir au moins trois générations de travailleurs ruraux dans des conditions d’esclavage moderne.
Lorsque l’affaire a été rendue publique en 2019, l’entreprise a pris des mesures de représailles et a démoli la plupart des camps où vivaient les abacaleros et leurs familles, expulsant des centaines de personnes. l’entreprise a agi ainsi en partie pour cacher des preuves accablantes des conditions dans lesquelles Furukawa Plantaciones C. A maintenait ses travailleurs. Un groupe d’abacaleros s’est opposé à l’expulsion et est resté dans trois des camps, une occupation qui se poursuit encore quatre ans plus tard. Après avoir fait face à de nouvelles menaces, les abacaleros qui défendent leurs droits collectifs ont pu obtenir des mesures de précaution pour empêcher d’être expulsés des camps.
Près de trois ans plus tard, il n’y a eu aucun progrès pour faire appliquer le verdict, alors que la situation économique et sociale des abacaleros est de plus en plus précaire et que les menaces et le harcèlement dont ils font l’objet en raison de leurs revendications légitimes en matière de droits humains se sont aggravés. Jusqu’à présent, six anciens travailleurs de l’entreprise sont décédés sans obtenir justice, en raison de problèmes de santé pour lesquels ils n’ont jamais eu la possibilité de bénéficier d’un traitement médical ; des dizaines d’autres sont encore malades avec des soins médicaux précaires et vivent dans des conditions indignes qui menacent leur vie. Les anciens travailleurs et avocats du CEDHU ont été accusés d’extorsion, d’intimidation, d’occupation et d’utilisation illégale de terres et de vol de fibres, dans une tentative évidente de pression judiciaire et de criminalisation. Toutes ces accusations ont été rejetées pour manque de preuves.
L’irresponsabilité de l’entreprise Furukawa et du gouvernement équatorien, ainsi que l’absence de réparation totale, aggravent la situation des abacaleros, qui continuent d’exiger la reconnaissance de leurs droits, bien qu’ils vivent dans des conditions extrêmement vulnérables.
Les abacaleros ne sont pas satisfaits de la décision de la Cour provinciale de justice de Santo Domingo de los Tsáchilas de disculper l’État de sa responsabilité et ont demandé à la Cour constitutionnelle de réexaminer leur cas. La Cour constitutionnelle a admis l’affaire pour traitement et l’a sélectionnée pour examen le 18 janvier 2022, mais à ce jour l’affaire n’a toujours pas été traitée. Il est important de noter que, contrairement à d’autres systèmes judiciaires, cela ne signifie pas que la mise en œuvre de l’arrêt doit attendre que la Cour constitutionnelle parvienne à une conclusion. Selon le système judiciaire équatorien, le jugement en appel de la Cour provinciale de justice est ferme et doit être mis en œuvre, notamment en ce qui concerne les mesures de réparation. Cependant, l’entreprise continue de déposer des recours pour retarder la procédure et empêcher la mise en œuvre des réparations.
En mai 2023, Front Line Defenders a reconnu la lutte de ces communautés pour défendre les droits humains et mettre fin aux conditions d’esclavage moderne des abacaleros en leur décernant son Prix pour les défenseur·ses des droits humains en danger. Segundo Ordoñez a reçu le prix pour les Amériques, pour son importance et son leadership dans ce processus. Il s’est rendu à Dublin et à Bruxelles pour accepter le prix au nom du groupe d’abacaleros.
Les organisations internationales soussignées sont profondément préoccupées par l’affaire Furukawa en raison de sa gravité. La décision rendue dans cette affaire pourrait constituer un précédent important pour les droits des travailleurs et avoir un impact concret sur la protection des défenseur⸱ses des droits humains en danger. Pour cette raison, nous, les organisations soussignées :
- Exprimons notre inquiétude quant au retard pris par la Cour constitutionnelle dans l’examen de l’affaire ;
- Rappelons que ce processus est étroitement suivi par la communauté internationale ;
- Convenons qu’il est du devoir des autorités équatoriennes de garantir la protection et les droits fondamentaux des anciens travailleurs de Furukawa tout au long de leur lutte pour les droits humains ;
- Demandons aux autorités équatoriennes d’appliquer le jugement du tribunal provincial de justice de Santo Domingo de los Tsáchilas, y compris en veillant à ce que Furukawa Plantaciones C. A respecte l’ordre de réparation intégrale ;
- Exprimons notre solidarité et notre soutien aux défenseur⸱ses des droits humains et aux anciens travailleurs de Furukawa Plantaciones C. A.
Signataires :
- CIVICUS
- FIDH, la Fédération internationale des droits de l’homme, dans le cadre de l’Observatoire pour la protection des défenseur⸱ses des droits humains
- ForumCiv
- Front Line Defenders
- People in Need
- Protection International
- SICAL-Europa
- Organisation mondiale contre la torture (OMCT), dans le cadre de l’Observatoire pour la protection des défenseur⸱ses des droits humains