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15 Avril 2021

Une lettre conjointe à Mme Renaud-Basso, présidente de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement, au sujet de la situation et de l’observance des droits humains en Égypte

Madame la Présidente Renaud-Basso,

Les médias qui soutiennent le gouvernement égyptien ont annoncé que vous allez vous rendre en Égypte dans les semaines à venir. Au cours de cette visite, nous, les 26 organisations de la société civile, vous exhortons à faire savoir aux autorités égyptiennes que la détérioration de l’état de droit et les violations des droits humains dans le pays représentent un non-respect des aspects politiques du mandat de la BERD et constituent un problème majeur pour la Banque qui doit être abordé de toute urgence et sérieusement. Cela serait cohérent avec le message central et les options politiques des Procédures de la BERD pour la mise en œuvre des aspects politiques du mandat (mis à jour en 2013) et de l’addendum de 2018. Nous rappelons deux objectifs que l’addendum définit pour l’approche opérationnelle de la BERD afin de relever les défis de l’observance : « Démontrer un engagement ferme envers le caractère politique de la Banque » et « Maximiser son impact et son influence ».

En tant qu’organisations de la société civile, nous portons une haute estime au mandat de la BERD sur la démocratie multipartite et le pluralisme, reflétés à l’article premier de l’accord portant création de la Banque, et le considérons comme un élément très important qui distingue la Banque des autres institutions financières. Cela fait d’elle une contributrice potentielle clé pour le maintien de la démocratie, de l’état de droit et des droits humains, tout comme sa politique « plus pour plus, moins pour moins » est un levier important pour encourager les pays dans lesquels elle opère à progresser sur la réforme et à mettre fin aux abus.

Le document de procédures de la Banque comprend 14 repères pour évaluer la situation — et les progrès — dans les pays où elle opère, au regard des principes politiques de la Banque. Pourtant, l’Égypte a fait preuve d’une régression dramatique et mesurable depuis la dernière stratégie de la BERD pour l’Égypte (publiée en 2017) sur la quasi-totalité de ces indices de référence, ce qui constitue un détournement majeur des politiques et des valeurs de la Banque. La détérioration grave et continue de la situation des droits humains, de la démocratie et de l’état de droit a entrainé quatre résolutions d’urgence du Parlement européen en trois ans, la dernière en décembre 2020 ; une déclaration conjointe rare de plus de 30 États au Conseil des droits de l’Homme des Nations unies en 2021 ; un nombre écrasant de déclarations d’experts et d’agences des droits humains de l’ONU ; et des rapports alarmants du Département d’État américain sur l’Égypte chaque année.

Votre visite du printemps coïncidera avec la préparation par la Banque de sa prochaine stratégie de pays pour l’Égypte. L’aggravation de l’irrespect par le pays devrait être à votre ordre du jour, ainsi que celui de la direction de la Banque. L’Égypte était le plus grand pays d’opérations de la BERD en 2018 et 2019, alors même que les autorités égyptiennes ont délibérément et visiblement fait reculer l’état de droit, la séparation des pouvoirs et ce qui restait de démocratie, tout en continuant d’alimenter une crise continue, grave et généralisée des droits humains. Nous notons également les menaces législatives actuelles qui pèsent sur les droits des femmes et les libertés civiques, et l’absence de progrès substantiels pour les droits des chrétiens coptes à la liberté de religion et à l’égalité, bien que le gouvernement égyptien ait souvent affirmé avoir progressé sur ces questions. Les procédures spéciales de l’ONU ont récemment de nouveau averti que les preuves « indiquent un problème systémique de protection des droits humains en Égypte, ainsi qu’un problème systémique lié à l’utilisation abusive des lois et pratiques antiterroristes ». Des milliers d’activistes politiques, de défenseur-ses des droits humains, d’universitaires, de personnes gays et trans et d’activistes LGBT, de journalistes et de blogueurs ont été arrêtés et maintenus en détention prolongée sans procès. Il n’est pas possible dans le pays de faire des critiques sans risquer d’être taxé de « terroriste » et poursuivi en tant que tel. L’Égypte a connu une augmentation drastique des violations des droits humains les plus graves, notamment une forte augmentation du nombre de condamnations à mort et d’exécutions : L’Égypte reste cinquième au classement mondial des États par le nombre d’exécutions effectuées. La plupart de ces condamnations à mort s’inscrivent dans des affaires entachées par d’autres violations graves des droits humains, notamment des arrestations massives, des disparitions forcées, des aveux sous la torture, des détentions provisoires prolongées, des procès de masse inéquitables et des procès de civils devant des tribunaux militaires.

Les autorités égyptiennes et les agences de renseignement ont pris un contrôle quasi complet — à l’exception de quelques petits organes d’information en ligne — du champ médiatique à l’intérieur du pays, ce qui permet de s’assurer qu’il n’y a pas de reportage critique sur la propre version des autorités égyptiennes du « principe plus pour plus, moins pour moins ». Cela consiste en plus de représailles à l’encontre des acteurs indépendants de la société civile, des militants démocrates et des défenseur-ses des droits humains, ainsi qu’une plus grande fermeture de l’espace civique et de la sphère publique, et moins de liberté d’expression et de presse en ligne et hors ligne. Depuis 2016, l’Égypte se classe parmi les trois premiers pays du monde pour le nombre de journalistes emprisonnés. Des centaines de sites d’information et de sites sur les droits humains ont été bloqués depuis 2017. Pendant la pandémie, des dizaines de professionnels de la santé, de défenseur-ses des droits humains et de professionnels des médias ont été arrêtés ou intimidés pour avoir dénoncé la situation du COVID-19 et la réponse de l’État. Pendant la pandémie, les autorités ont exclu les milliers de prisonniers politiques, y compris des dizaines de défenseur-ses des droits humains des mesures visant à désengorger les prisons — limitées et insuffisantes — ; au lieu de cela, ils ont incarcéré d’autres personnes, traitant la dissidence réelle ou présumée comme une menace pour la sécurité nationale.

Dans ce contexte, la société civile, les journalistes, les défenseur-ses et le monde des affaires courent un risque très réel et élevé de subir des représailles sévères, notamment des disparitions forcées, qui sont généralement associées à la torture et aux abus, et de longues périodes de détentions arbitraires, pour toute discussion franche avec la BERD au sujet de la situation politique, de la gouvernance et des droits humains en Égypte. Cela affecte clairement la capacité de la Banque à les consulter et donc à collecter des données précises pour évaluer la situation. Par conséquent, nous exhortons la BERD à prendre des mesures spéciales, conformément à sa déclaration sur les représailles contre la société civile et les parties prenantes au projet, afin de garantir la sécurité de ces parties prenantes contre toute forme de représailles, lorsqu’elle les consulte à l’occasion du processus de travail sur la prochaine stratégie sur l’Égypte. Ces mesures devraient inclure un dialogue avec les parties prenantes pour discuter de la meilleure façon de garantir leur sécurité pendant, tout au long et après le processus de consultation. L’Unité d’engagement de la société civile de la BERD aura besoin d’un appui de haut niveau, y compris de vous-même et du Conseil, pour prendre des mesures adéquates. La BERD doit être prête à réagir rapidement et de manière décisive, en utilisant tous les moyens de pression disponibles, y compris financiers, à toutes représailles engagées.

Le mépris des autorités à l’égard des droits humains et de la gouvernance démocratique viole non seulement les obligations juridiques nationales et internationales de l’Égypte et les valeurs établies de la BERD, mais cela peut aussi compromettre matériellement le développement économique de l’Égypte et ses efforts pour développer durablement son économie tout en luttant contre la montée en flèche du taux de pauvreté. Transparency International a mis en garde que l’absence de contrepoids face au pouvoir présidentiel en Égypte pourrait conduire à la « capture de l’État et à une kleptocratie ». Selon Bloomberg, en raison de la présence écrasante de l’armée dans les secteurs politique et économique, il y a un grave manque de transparence et les pratiques en faveur des entreprises liées au gouvernement sont étendues, ce qui dissuade les investissements nationaux et étrangers d’autres entreprises civiles. D’après des experts, la répression de la presse et des voix qui critiquent les politiques gouvernementales érigent des barrières pour la croissance, en faisant taire les organismes de contrôle de la corruption et les dissidents.

La majeure partie de la croissance en Égypte, en dehors du tourisme et de l’exploration du gaz naturel, est alimentée par des mesures de relance gouvernementales fondées sur la dette qui privilégient les entreprises appartenant à l’armée ou ayant des liens étroits avec celle-ci. Les IDE en dehors des secteurs pétrolier et gazier sont souvent faibles, tombant à 400 millions de dollars au cours des trois premiers mois de 2019. La pauvreté croissante et d’autres violations des droits économiques et sociaux, alors que l’État ferme davantage l’espace civique, entrainaient déjà des troubles sociaux et des manifestations majeures contre la corruption et les politiques gouvernementales avant même le début de la pandémie de COVID-19.

Ainsi, la grave détérioration de la gouvernance démocratique et des droits humains en Égypte est étroitement liée à la situation économique, sociale et financière et pourrait avoir de plus en plus d’effets négatifs et diminuer la résilience du pays. Cela ne peut être dissocié du domaine économique : pour véritablement avoir un impact positif sur le second, des acteurs internationaux comme la BERD doivent s’attaquer au premier. Par conséquent, pour protéger l’investissement de plus de 7 milliards d’euros de fonds de la BERD en Égypte à ce jour, un investissement de capital politique est désormais nécessaire. Nous vous exhortons donc à faire le point sur la trajectoire prise par l’Égypte depuis qu’elle est devenue un pays d’opérations en 2012, dans une phase où il y avait de grands espoirs de réformes démocratiques, et à vous engager à ce que la Banque fasse face au fait que l’Égypte a radicalement déraillé pour plonger dans une phase d’autoritarisme enraciné. Afin de répondre aux exigences du mandat de démocratie multipartite et de pluralisme de la BERD, les autorités égyptiennes en particulier — ainsi que les gouvernements similaires de la région MOAN — doivent montrer des engagements clairs et mesurables pour mettre fin à la violation implicite et explicite des repères de réforme de la Banque.

Arci (Associazione ricreativa e culturale italiana)

Associazione nazionale Giuristi Democratici (National Association of Democratic Jurists, Italy)

CIHRS (Cairo Institute for Human Rights Studies)

CIVICUS

CNCD-11.11.11 (Centre National pour la Coopération au Développement)

COMPPART Foundation for Justice and Peacebuilding

CRED/GIGI (Center for research and elaboration on democracy/International Legal Intervention Group)

Cultura è Libertà (Italie)

Egyptian Human Rights Forum

EuroMed Rights

FIDH (Fédération internationale des droits humains)

The Freedom Initiative

Front Line Defenders

Freedom House

Green Advocates International (Liberia)

Human Rights Watch

IFEX

Kvinna till Kvinna

Narasha Community Development Group

Osservatorio solidarietà - Carta di Milano (Solidarity Observatory)

Terra Nuova - Centro per la Solidarietà e la Cooperazione tra i Popoli (Centre pour la solidarité et la coopération entre les peuples)

POMED (Project for Middle East Democracy)

Reprieve UK

Un Ponte Per

Urgewald

Women’s International League for Peace and Freedom

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i In his 2018 report at the 73rd Session of the UN General Assembly, the UN Special Rapporteur on Freedom of Assembly and Association highlighted the critical role that businesses can and must play for the realization of Agenda 2030 and the Sustainable Development Goals, recommending that businesses ‘[c]ontribute to the creation of a safe and enabling environment for civil society participation in the implementation of the Sustainable Development Goals.’ https://undocs.org/A/73/279