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24 Mai 2017

À l'occasion de la visite du Président Erdoğan à Bruxelles pour le sommet de l'OTAN, Front Line Defenders demande à ce qu'il rende des comptes sur le traitement des défenseur-ses des droits humains

Le 25 mai, le président turc Recep Tayyip Erdoğan se joindra aux leaders des autres pays de l'OTAN pour participer à un sommet de l'alliance militaire à Bruxelles. Front Line Defenders saisit cette opportunité pour rappeler à ces chefs d'État la détérioration continue de la situation des droits humains en Turquie. Nous les appelons à exhorter le gouvernement turc à remplir les obligations du pays en terme de droits humains et à mettre un terme aux actes systématiques contre les défenseur-ses des droits humains (DDH).

Étant donné que ce sommet permettra aux leaders de l'OTAN de parler des responsabilités des membres au sein de l'alliance, ainsi que des stratégies pour renforcer la sécurité nationale et internationale, nous rappelons à ces membres que les parties du Traité de l'Atlantique Nord ont promis de "garantir la liberté" de leurs citoyens et que leurs sociétés doivent être fondées sur les "principes de démocratie, de libertés individuelles et de l'état de droit". Ces principes sont largement absents en Turquie depuis plusieurs années, et plus particulièrement depuis la tentative de coup d'État de 2016. Les DDH, qui sont essentiels pour garantir une société pacifique et juste, sont ciblés sans relâche par le régime d'Erdoğan et sont taxés de menaces pour la sécurité nationale. Lors de sa visite à Bruxelles, le Président Erdoğan rencontrera également le président de la Commission Européenne, Jean-Claude Juncker, et le président du Conseil Européen, Donald Tusk, et tous deux doivent souligner le rôle essentiel que jouent les DDH et appeler à leur protection, conformément à la politique européenne.

Front Line Defenders est particulièrement préoccupée par l'utilisation généralisée de lois d'urgence depuis la tentative de coup d'État, dans le but de restreindre la liberté des personnes engagées dans la défense des droits humains. Le gouvernement turc a utilisé ce prétexte pour introduire les décrets d'urgence n°689 et 690, qui se heurtent tous deux aux garanties relatives à la protections des droits humains. En limitant le travail des DDH, ces lois permettent même d'autres exactions, car les DDH n'ont plus la liberté de surveiller les actions des forces de sécurité. Les préoccupations légitimes relatives à la sécurité ne justifient pas de telles lois. (1) 

Depuis juillet 2016, les forces de sécurité bénéficient aussi de pouvoirs élargis pour détenir et placer au secret les personnes suspectées d'être impliquées dans la tentative de coup d'État et/ou dans les activités de groupes terroristes présumés. Les DDH sont souvent ciblés lors de coup de balais et leur travail visant à mettre en lumière les violations des droits humains est utilisé comme "preuve" de leur "opposition au gouvernement".  Ces suspects sont aussi fréquemment renvoyés de leurs emplois dans les services publics sans enquête, et saisis de leurs biens sans examen judiciaire, et font l'objet d'enquêtes criminelles en vertu de fausses accusations. Des dizaines de milliers d'employés du secteur public, des grands médias, d'institutions culturelles et éducatives, du système judiciaire, des forces de l'ordre et de l'armée ont été renvoyés et un grand nombre d'entre eux, dont des journalistes et médias indépendants et critiques, des militants civils et politiques, des syndicalistes, des étudiants et des défenseur-ses des droits humains continuent d'être victimes d'acharnement judiciaire et d'actes d'intimidation malgré l'absence de preuve de leur mauvaise conduite ou de leur affiliation présumée à des organisations et mouvements terroristes.

Avec l'utilisation de loi sur l'état d'urgence, le gouvernement interdit totalement les manifestations et la police emploie souvent l'usage excessif de la force contre les manifestants; des milliers d'entre eux sont la cible de poursuites judiciaires. Plus de trois cent organisations de défense des droits humains et humanitaires, ainsi que des centaines de médias indépendants et de journalistes d'investigation sont interdits d'exercer par l'État ou font l'objet d'une enquête criminelle pour "propagande du terrorisme", "insulte envers le président turc", et/ou "révélation de secrets d'État". Le droit à la liberté d'expression est sévèrement limité au nom de la lutte contre le terrorisme et l'État impose des contrôles stricts. Les autorités harcèlent, bloquent ou saisissent les médias, ce qui entraine l'autocensure. Les journalistes indépendants sont également victimes d'attaques.

Même avant le coup d'État, les autorités turques avaient pris des mesures pour entraver les droits civiques. Le président Erdoğan limite l'indépendance du système judiciaire, le plaçant sous le contrôle de l'État. En vertu de la loi n°6722, adoptée le 23 juin 2016, les agents des forces de l'ordre bénéficient de l'impunité en cas d'abus perpétrés lors d'opérations anti-terroristes, dans des zones où l'observation indépendante n'est pas permise. Ceux qui critiquent les politiques répressives du gouvernement à l'encontre de la communauté kurde et qui promeuvent et protègent les droits des minorités, notamment les minorités religieuses, culturelles et sexuelles, ou les droits des femmes et des syndicats, continuent de subir diverses formes de représailles, de discrimination et d'attaques. Leur droit à la liberté d'expression, d'association et de rassemblement sont fréquemment bafoués par les autorités. Depuis janvier 2016, les autorités s'en sont prise à plusieurs universitaires qui ont signé une déclaration pour dénoncer le couvre-feu et la cruauté de la police dans les régions kurdes dans le sud-est du pays, et qui ont appelé le gouvernement à lever le couvre-feu ou œuvrent en faveur d'un processus de paix durable.  Ils sont actuellement persécutés pour "propagande du terrorisme" et "dénigrement de la nation turque" et ils sont victimes d'une diffamation généralisée. Depuis la tentative de coup d'État, des centaines d'universitaires ont été renvoyés de leurs postes, harcelés ou privés de leurs droits.  Les avocats qui offrent une assistance juridique aux DDH et aux personnes accusées de terrorisme sont aussi confrontés à d'importants obstacles pour accomplir leur travail et ils risquent d'être arrêtés, détenus ou poursuivis.

Front Line Defenders pense que les mesures susmentionnées sont utilisées par le gouvernement turc pour faire taire tous ceux qui critiquent le régime Erdoğan. Cela inclut les DDH, qui jouent un rôle essentiel pour alerter le monde au sujet de l'étendue des violations en train d'être perpétrées. De telles mesures sont incompatibles avec l'état de droit et n'ont aucun objectif légitime. En faisant taire les DDH et en étouffant l'opposition politique, le président Erdoğan empêche le retour de la paix et de la sécurité en Turquie.
 
Front Line Defenders appelle les leaders de l'OTAN à exhorter le gouvernement turc à appliquer les normes internationales en matière de droits humains, l'état de droit et la démocratie auxquels les membres de l'alliance adhèrent, et à pousser à la Turquie à:

1) Prendre toutes les mesures nécessaires pour garantir la libération immédiate et inconditionnelle de tous les DDH, journalistes et avocats emprisonnés ou détenus en Turquie uniquement à cause de leur travail légitime et pacifique en faveur des droits humains et pour avoir exercé leur droit à la libre expression, et assurer et garantir leur sécurité et leur intégrité physiques et psychologiques;

2) Cesser toute forme de surveillance et de harcèlement contre les DDH en Turquie;

3) Mener des enquêtes minutieuses, impartiales et transparentes sur les cas d'agressions violentes, menaces et autres formes d'intimidation et de harcèlement contre les DDH, les journalistes et les avocats, et garantir qu'il n'y ait plus d'impunité pour les exactions dont ils sont victimes;

4) Prendre des mesures pour garantir que les membres du gouvernement et les autres personnalités publiques s'abstiennent de faire des déclarations ou de stigmatiser le travail des DDH, journalistes et avocats;

5) En coopération avec la société civile, amender ou abroger toutes les lois qui restreignent injustement les droits à la liberté d'expression, d'association et de rassemblement, et qui criminalisent les activités légitimes des DDH, journalistes et avocats, et faire en sorte que le système législatif existant respecte le droit international relatif aux droits humains;

6) Revoir ses définitions des infractions relatives au terrorisme et à l'appartenance à une organisation criminelle, conformément au Plan d'action pour la prévention des violations de la convention européenne sur les droits humains, adoptée par la Turquie en février 2014, et revoir les lois et pratiques relatives au terrorisme, conformément aux normes européennes, en réduisant la portée de sa définition et en introduisant un critère de proportionnalité. Il convient de souligner que les tentatives de l'État pour combattre le terrorisme doivent respecter et rester dans le cadre de l'état de droit;

7) Réitérer l'invitation du Rapporteur spécial de l'ONU sur les défenseur-ses des droits humains.

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1) En mars 2017, la Commission de Venise a émis un avis au sujet des amendements législatifs en Turquie, en concluant que le "gouvernement a interprété ses pouvoirs extraordinaires de façon trop large et qu'il a pris des mesures allant au-delà de ce qui est permis par la Constitution turque et le droit international".