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10 Mai 2018

Lettre ouverte au Président Tanzanien John Magufuli, concernant le déclin rapide de la situation des droits humains

Front Line Defenders a signé une lettre ouverte adressée au Président de la Tanzanie, John Magufuli, concernant le récent déclin de la situation des droits humains.

Au Président John Magufuli

Votre Excellence,

Nous, les organisations de la société civile soussignées du monde entier, vous écrivons pour vous faire part de notre profonde préoccupation concernant l'inquiétante dégradation du respect des droits humains, notamment le droit à la liberté d'association, d'expression et de rassemblement pacifique en Tanzanie. Nous exhortons votre gouvernement à prendre des mesures pro-actives pour protéger ces droits cruciaux dans l'espace civique et à reconnaitre publiquement le rôle essentiel qu'une société civile dynamique et que des médias indépendants jouent pour fonder des société pacifiques et égalitaires.

L'engagement de longue date de la Tanzanie pour améliorer les droits de tous, au niveau national et régional, est notable et doit être reconnu.  Toutefois, nous sommes profondément alarmés que les questions relatives aux droits humains soient soudainement sapées par la fermeture injustifiée de médias indépendants, par des persécutions judiciaires et le harcèlement des journalistes indépendants, par les assassinats ciblés des membres du parti de l'opposition et par l'adoption et l'invocation d'une multitude de lois qui viennent entraver la liberté d'expression sur internet. Cela, ainsi que d'autres formes de harcèlement et d'actes de persécution contre la société civile et les médias dont nous parlons ci-dessous, affectent le rôle de la Tanzanie en tant que champion régional en terme de libertés publiques, de paix et de stabilité, et constituent une violation de ses obligations et engagements internationaux, nationaux et régionaux.

Nouvelles restrictions juridiques qui criminalisent la liberté d'expression sur les réseaux sociaux et dans les médias traditionnels

Les règles sur les communications électroniques et postales (contenu en ligne), adoptées en mars 2018, criminalisent de nombreuses formes légitimes de la liberté d'expression en ligne. En vertu de cette régulation, tous les blogueurs et toutes les personnes gérant une radio en ligne ou des services télévisés en streaming, doivent obtenir une licence et payer une taxe annuelle de 900$ avant de pouvoir publier tout document en ligne. De telles taxes sont non seulement prohibitives, mais elles entravent arbitrairement le droit à la libre expression. Nous sommes aussi profondément préoccupés par les dispositions qui donnent au gouvernement le pouvoir de révoquer un permis si un site ou un blogueur publient des contenus "provoquant du mécontentement" ou "entrainant des troubles de l'ordre public".

De même, nous sommes préoccupés par les dispositions vagues et à la portée excessive de la loi de 2015 sur les crimes informatiques, qui permet au gouvernement d'interdire arbitrairement et de sanctionner la diffusion d'articles dans la presse écrite ou des messages postés sur les réseaux sociaux qui seraient jugés critiques ou insultants à l'égard du président. Plus particulièrement, l'article 16 criminalise la publication de toute information jugée "fausse, trompeuse, fallacieuse ou inexacte". Les personnes qui enfreindraient la loi risquent de lourdes peines de prison, au moins trois ans, ou d'importantes amendes d'un minimum de cinq millions de shillings (2190$), ou les deux. Depuis son entrée en vigueur, la loi est employée pour persécuter des douzaines de personnes et de journalistes. En une semaine seulement, cinq particuliers ont été accusés en vertu de la loi sur les cybercrimes pour des déclarations postées sur Facebook, WhatsApp et d'autres réseaux sociaux; un citoyen a été condamné à trois ans de prison pour avoir insulté le président John Magufuli sur Facebook.

En outre, la loi sur les médias, entrée en vigueur en novembre 2016, permet aux autorités de déterminer unilatéralement quels journalistes peuvent avoir une licence, contraint tous les journalistes à obtenir une licence et fait de la diffamation et de la sédition un crime. En vertu de cette loi, le conseil qui délivre les accréditations, géré par le gouvernement, a le pouvoir de "suspendre ou révoquer des journalistes" qui commettraient de "graves fautes professionnelles selon le code d'éthique des journalistes professionnels". Les peines en cas de violation des dispositions de la loi sont sévères. Selon cette loi, toute personne reconnue coupable d'avoir agi avec des intentions séditieuses qui commet un délit est passible d'une amende de non moins de cinq millions de shillings (environ 2260$) ou de trois ans de prison ou les deux.

Suspensions, amendes et interdiction des organes de presse

Malgré de fortes garanties constitutionnelles, onusiennes et contenues dans la charte africaine pour les droits de l'Homme et des peuples qui protègent le droit à la liberté d'expression, le gouvernement cible systématiquement les médias tanzaniens par le biais de fermetures et de lourdes amendes contre les journaux. Cette campagne de harcèlement, qui semble être une tentative visant à annihiler leur travail de reportage sur la politique et la conduite gouvernementales a entrainé l'interdiction de quatre éminents journaux en 2017, et quatre autres condamnés à de lourdes amendes début 2018.

Le 24 octobre 2017, le gouvernement a interdit le journal en langue swahili Tanzania Daima, pour une période de 90 jours, en vertu de raisons spécieuses de publication de fausses informations sur un médicament antirétroviral destiné aux personnes atteintes du VIH. C'est le quatrième journal interdit depuis juin 2017, comme Mwanahalisi, interdit pour 24 mois en septembre 2017, l'hebdomadaire Raia Mwema, interdit pour 90 jours en septembre et le journal Mawio, interdit pour 24 mois en juin 2017.

Le 2 janvier 2018, l'Autorité de régulation des communications de Tanzanie (Tanzania Communications Regulatory Authority - TCRA) a condamné cinq chaines de télévision à une amende totale de 60 millions de shillings tanzaniens (27000$) pour avoir diffusé du contenu "offensant et contraire à l'éthique", en particulier pour avoir diffusé un communiqué de presse du Legal Human Rights Centre (LHRC), le 30 novembre. Le rapport du LHRC documentait les violations, telles que les détentions, les intimidations et les agressions physiques, dans le contexte des élections du 6 novembre 2017 des conseillers de 43 circonscriptions électorales. Les chaines de télévisions qui ont diffusé le communiqué de presse et qui ont ensuite été pénalisées sont:  Star TV, Azam Two, East Africa TV, Channel 10 et ITV.

Acharnement judiciaire et persécutions des journalistes et défenseur-ses des droits humains

En net contraste avec les obligations des autorités en matière de droits humains, de garantir et protéger la sécurité des journalistes, plusieurs professionnels des médias ont récemment été victimes d'agressions physiques et de persécutions judiciaires. Récemment, le 21 novembre 2017, le journaliste Azory Gwanda, a été enlevé par un groupe d'inconnus dans la région côtière. Avant sa disparition forcée, Azory Gwanda, qui travaille pour les journaux Mwananchi et The Citizen, avait écrit plusieurs articles qui enquêtaient sur les meurtres de plusieurs représentants locaux et policiers. À ce jour, on ignore toujours où se trouve Azory Gwanda.

En août 2017, un tribunal tanzanien a ouvert les audiences dans une affaire contre Micke William et Maxence Melo Mubyazi, co-propriétaires du site lanceur d'alertes Jamii Forums. Les deux journalistes sont accusés en vertu de la loi sur les cybercrimes, en vertu d'accusations infondées d'entrave à la justice, pour ne pas avoir révélé les identités des personnes qui ont posté les coordonnées de fonctionnaires vraisemblablement corrompus sur Jamiiforums. L'affaire a été ajournée plus de 40 fois, et plus récemment le 3 mai 2018. S'ils sont reconnus coupables, ils risquent jusqu'à 3 millions de shillings (1300$) ou au moins un an de prison , ou les deux.

Les groupes et défenseur-ses qui plaident pour les droits des personnes LGBTI sont aussi persécutés. Lors de la dernière vague de tentatives visant à réprimer les organisations et les militants qui travaillent sur les questions relatives à l'orientation sexuelle et à l'identité des genres, en 2017, 13 avocats et défenseur-ses ont été arbitrairement arrêtés et placés en détention en vertu d'allégations de "promotion de l'homosexualité". Trois représentants de la société civile, dont des avocats ougandais et sud-africains de l'Initiative for Strategic Litigation in Africa, et neuf membres de la Tanzanian Community Health and Education Services and Advocacy (Chesa), ont été arrêtés lors d'une réunion privée.

Assassinats et affaires criminelles contre des membres de l'opposition politique

Depuis début 2018, de nombreux membres de l'opposition politique et parlementaires ont été violemment agressés et même tués. Le 22 février, Godfrey Luena, membre du parlement au sein du principal parti d'opposition en Tanzanie Chama Cha Demokrasia Na Maendeleo (CHADEMA), et fervent défenseur du droit à la terre a été tué à la machette devant chez lui. M. Luena critiquait l'accaparement des terres vraisemblablement encouragé par l'État. Quelques jours plus tôt, le 13 février, Daniel John, représentant de CHADEMA à Dar Es Salaam, a été enlevé et tué par des inconnus armés de machettes. M. John soutenait une campagne politique de l'opposition pour un siège parlementaire contesté à Dar Es Salaam.

Plusieurs membres de l'opposition et législateurs ont également été ciblés dans ce qui semble être une campagne d'acharnement judiciaire Parmi les affaires inquiétantes, deux leaders de l'opposition, le parlementaire Joseph Mbilinyi de CHADEMA, et le leader local du parti, Emmanuel Masonga, ont été condamnés à cinq mois de prison le 26 février 2018 pour avoir insulté le président John Magufuli lors d'un rassemblement politique.

Harcèlement, intimidation, arrestations arbitraires de manifestants pacifiques

En réponse à la frustration grandissante du public concernant le retour en arrière du pays en termes de droits humains, les particuliers et groupes cherchent de plus en plus à exercer leur droit à la liberté de rassemblement afin de faire entendre leurs demandes légitimes. Autre fait préoccupant, les autorités, dont des membres du gouvernement et des forces de sécurité, ont eu recours aux arrestations arbitraires, à l'usage excessif de la force et aux intimidations afin de réduire ces manifestations au silence.

En avril 2018, des militants tanzaniens ont appelé à des manifestations nationales pour attirer l'attention sur le déclin du respect des droits humains en Tanzanie. Cependant, en violation des normes internationales, les autorités, qui exigent que toute personne cherchant à organiser un rassemblement public obtienne au préalable une autorisation, ont déclaré ces manifestations illégales.

Le gouvernement et les forces de police ont répondu à ces appels à manifester par une grande intolérance, notamment par le biais de déclarations hostiles de hauts dignitaires du gouvernement et des représentants de la police, qui ont averti que les manifestants "seront battus comme des chiens errants". Dans les jours précédant les manifestations du 26 avril, sept personnes ont été arrêtées à Arusha pour leur rôle présumé dans l'organisation des manifestations. Les quelques personnes qui ont osé participer aux manifestations ont été persécutées; neuf manifestants, qui ont fait une marche à Dar Es Salaam, ont été presque immédiatement arrêtés.

Recommandations au gouvernement de Tanzanie

Les groupes soussignés exhortent votre gouvernement à favoriser un environnement dans lequel la société civile et les médias peuvent opérer conformément aux droits inscrits dans la constitution de Tanzanie, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), la Déclaration de l'ONU sur les défenseurs des droits humains et la charte africaine des droits de l'Homme et des peuples, y compris les orientations sur la liberté d'association et de rassemblement pacifique. La Tanzanie a ratifié le PIDCP et la charte africaine. Les conditions suivantes devraient être au moins garanties: liberté d’association, liberté d'expression, droit d'opérer librement sans intervention injustifiée de l'État, le droit de chercher et obtenir des fonds, et le devoir de l'État de protéger. Compte tenu de cela, nous faisons les recommandations suivantes:

1) Toutes les dispositions restrictives de la loi sur les crimes informatiques, de la règlementation sur les communications électroniques et postales (contenu en ligne) et de la loi sur les services de presse doivent être modifiées et remplacées par des sections progressistes qui garantiront la liberté d'expression et de la presse, conformément aux normes internationales relatives aux droits humains.

2) Les cas de journaux interdits, suspendus ou condamnés à payer des amendes en vertu de la loi de 2016 sur les services de presse, doivent être revus afin de leur permettre de poursuivre leur travail sans intervention indue.

3) Des enquêtes indépendantes devraient êtres menées sur les cas d'attaques et d'agression de journalistes, défenseur-ses des droits humains et membres du parti de l'opposition, dans le but de traduire les coupables en justice et ces attaques doivent être condamnées publiquement et sans équivoque.

4) Les dignitaires du gouvernement doivent s'abstenir de menacer publiquement les défenseur-ses des droits humains, notamment lorsque les militants qui œuvrent pour dénoncer les pratiques corrompues au sein du gouvernement ou qui critiquent les politiques ou les actions gouvernementales.

5) Les meilleures pratiques relatives au droit à la liberté de rassemblement pacifique recommandées par le Rapporteur spécial de l'ONU sur le droit de réunion pacifique et d'association doivent être adoptées par le gouvernement tanzanien, notamment en retirant le régime de permission et en mettant en place des recours lorsque le droit à la liberté de rassemblement pacifique est illégalement rejeté.

Sincères salutations,

Access Now
African Centre for Democracy and Human Rights Studies (ACDHRS)
Americans for Democracy & Human Rights in Bahrain (ADHRB)
Amnesty International
ARTICLE 19 East Africa
The Article 20 Network
Asian Legal Resource Centre (ALRC)
Association for Human Rights in Ethiopia (AHRE) - Ethiopia
Association for Progressive Communications (APC)
Bahrain Center for Human Rights - Bahrain
Balkan Civil Society Development Network (BCSDN)
Cairo Institute for Human Rights Studies (CIHRS)
Caucasus Civil Initiatives Center (CCIC)
Center for Civil Liberties - Ukraine
Centre for Human Rights and Rehabilitation (CHRR) - Malawi
Centre for Research on Multinational Corporations
Chapter Four - Uganda
Citizens for Democratic Rights in Eritrea (CDRiE) - Eritrea
CIVICUS
Civil Rights Defenders (CRD)
Committee to Protect Journalists (CPJ)
Commonwealth Human Rights Initiative (CHRI)
Community Empowerment for Progress Organization (CEPO) - South Sudan
DefendDefenders (East and Horn of Africa Human Rights Defenders Project)
End Impunity Organisation
Ethiopia Human Rights Project (EHRP) - Ethiopia
Freedom House
Front Line Defenders
Greenpeace Africa
Governance, Elections, Advocacy, Research Services (GEARS) Initiative - Zambia
Groupe d’Action pour le Progrès et la Paix (ONG GAPP-BÉNIN) - Bénin
HAKI Africa - Kenya
Human Rights Defenders Network - Sierra Leone
International Civil Society Center (ICSC)
International Rivers - Africa Program
Iraqi Network of Social Media - Iraq
Jamaa Resource Initiatives - East Africa
JOINT Liga de ONGs em Mocambique - Mozambique
Karapatan Alliance for the Advancement of People’s Rights - Philippines
Kepa - the Finnish NGO platform - Finland
Latin American and Caribbean Network for Democracy (REDLAD)
Liberia Coalition of Human Rights Defenders (LICHRD) - Liberia
Ligue Djiboutienne des Droits Humains (LDDH) - Djibouti
Ligue Iteka - Burundi
Lumiere Synergie pour le Developpement - Senegal
Malawi Human Rights Defenders Coalition  - Malawi
Minority Rights Group International
National Civic Forum - Sudan
Observatoire des Droits de l'Homme au Rwanda - Rwanda
Odhikar - Bangladesh
OutRight Action International
Pan-African Human Rights Defenders Network (PAHRDN)
Public Interest Law Center (PILC) - Chad
RESOCIDE - Burkina Faso
Robert F. Kennedy Human Rights
Robert L. Bernstein Institute for Human Rights | NYU School of Law
Servicios y Asesoría para la Paz (Serapaz) - México
Sinergia - Venezuela
Solidarity Center
Sudanese Development Initiative (SUDIA) - Sudan
Tournons la page (TLP)
West African Human Rights Defenders’ Network (WAHRDN)
World Movement for Democracy
The Zambia Council for Social Development (ZCSD) - Zambia
Zimbabwe Human Rights NGO Forum - Zimbabwe

For more information, please contact:

Erin Kilbride
+353 (0) 857423767
erin@frontlinedefenders.org