Chypre : Des organisations internationales de défense des droits humains appellent à l’abandon les poursuites contre le défenseur des droits humains Doros Polykarpou
Lettre Conjointe
Le 12 décembre 2024, 10 grandes organisations de défense des droits humains ont demandé au procureur général de Chypre, Georgios L. Savvides, d’abandonner les poursuites (16 767 - 2022) contre le défenseur des droits humains Doros Polykarpou, cofondateur de KISA - Action for Equality, Support, Anti-Racism (Action pour l’égalité, le soutien et la lutte contre le racisme), l’une des principales organisations non gouvernementales chypriotes qui défendent les droits des migrants, des réfugiés et des victimes de la traite d’êtres humains. Malheureusement, nous n’avons reçu aucune réponse, c’est pourquoi nous rendons cette lettre publique. Nous restons très préoccupés par le fait que les poursuites engagées contre M. Polykarpou semblent omettre d’inclure des preuves cruciales qui soutiendraient la version des faits de l’accusé, ce qui porte atteinte à son droit à un procès équitable, et que la procédure pénale engagée contre M. Polykarpou est liée à son travail en faveur des droits humains qui consiste à aider les migrants, les réfugiés et les victimes de traite.
Le 12 décembre 2024
Monsieur le Procureur général Georgios L. Savvides,
Nous, les organisations internationales de défense des droits humains soussignées, vous écrivons pour vous faire part de notre vive inquiétude concernant l’affaire pénale en cours (numéro 16767 - 2022) contre Doros Polykarpou, éminent défenseur des droits humains et cofondateur de KISA - Action for Equality, Support, Anti-Racism (Action pour l’égalité, le soutien et la lutte contre le racisme), l’une des principales organisations non gouvernementales chypriotes qui défendent les droits des migrants, des réfugiés et des victimes de la traite d’êtres humains.
Doros Polykarpou est accusé d’actes délictueux tels que « intrusion sur une propriété privée », « trouble de l’ordre public », « insultes » et agression de deux agents de sécurité au centre de premier accueil de Pournara lors d’une visite le 12 mars 2022. S’il est reconnu coupable, il risque jusqu’à trois ans de prison. Nous demandons l’abandon des charges retenues contre lui, car elles semblent infondées et liées à son action en faveur des droits humains.
L’audience initiale, prévue pour le 15 octobre 2024, a été reportée au 11 février 2025, car l’accusation n’a pas fourni à la défense les séquences vidéo présentées comme preuves au dossier par le parquet, bien que l’avocat de M. Polykarpou ait déjà demandé l’accès à ces séquences vidéo en avril 2024. C’est la troisième fois que l’audience est reportée depuis que M. Polykarpou a été convoqué pour la première fois en août 2022.
Nous souhaitons profiter de cette occasion pour attirer votre attention sur les détails de cette affaire — tels qu’ils ressortent de la défense de M. Polykarpou et du récit de Mme Espuche (coordinatrice du réseau européen Migreurop) et témoin de la journée — ainsi que sur d’autres éléments contextuels relatifs aux attaques et aux autres défis auxquels M. Polykarpou et KISA ont dû faire face, qui sont pertinents pour cette affaire. Nous vous appelons à prendre ces éléments en compte lorsque vous examinerez l’affaire et nous vous invitons à exercer votre pouvoir constitutionnel et à suspendre les poursuites à l’encontre de M. Polykarpou. Nous vous demandons également de tenir compte du fait que la présence de M. Polykarpou dans la partie non officielle du camp était uniquement liée à son travail de routine dans le domaine des droits humains.
L’incident qui a entraîné les poursuites contre M. Polykarpou a eu lieu lors d’une visite au Centre de Premier Accueil de Pournara le 12 mars 2022, lors de laquelle M. Polykarpou était accompagné de Mme Brigitte Espuche. L’incident implique aussi les actions de deux agents de sécurité privée du Centre. Selon M. Polykarpou, l’un des gardiens lui a asséné une frappe dans le dos en lui demandant s’il se souvenait de lui, puis l’a agressé physiquement et verbalement malgré les avertissements de M. Polykarpou lui demandant de ne pas agir ainsi. Dans sa déposition, Mme Espuche a également décrit comment M. Polykarpou a été violemment poussé à plusieurs reprises par le même gardien. Peu après, M. Polykarpou et Mme Espuche ont été emmenés par les gardes à un poste de police situé près de la sortie du camp. Là, M. Polykarpou a déclaré qu’il souhaitait déposer une plainte contre les gardiens. Un policier lui a dit d’attendre dans le bureau. Après environ 20 minutes, la police leur a dit de porter plainte au poste de police de Kokkinotrimithia. Selon M. Polykarpou, en leur demandant d’attendre, la police a tenté de bloquer et de retarder leur plainte, afin de permettre aux deux agents de sécurité de déposer leur plainte en premier.
Doros Polykarpou a porté plainte contre l’agent de sécurité au poste de police local le même jour, le 12 mars 2022, mais la plainte a été classée par le procureur.
En outre, Mme Espuche, qui était présente lors des événements, a soumis son témoignage écrit à votre département en date du 14 mars 2022, qui a ensuite été transmis au chef de la police par votre bureau le 6 mai 2022. Cependant, elle n’a jamais été invitée à faire sa déposition, et ni elle, ni plusieurs membres du personnel du centre, ni les demandeurs d’asile présents au moment des faits ne sont cités comme témoins dans l’affaire contre Doros Polykarpou. Tous les témoins cités dans l’acte d’accusation sont soit des policiers, soit des agents de sécurité en poste au centre d’accueil, soit des membres du personnel du service d’asile.
Il convient de noter que l’agent de sécurité qui a rencontré Doros Polykarpou au centre est le même que celui contre lequel KISA a déposé une plainte dans une affaire où deux demandeuses d’asile ont déclaré que l’agent avait fait usage d’une force excessive contre elles à l’entrée des services d’aide sociale à Lakatamia. Selon M. Polykarpou, le comportement violent du garde à son égard était un acte de représailles en réponse à une plainte officielle déposée par la KISA auprès du mécanisme de plainte de la police nationale concernant le traitement de la plainte des deux demandeuses d’asile.
Il convient également de noter qu’en janvier 2024, le bureau de la KISA a été la cible d’un attentat à la bombe, qui a causé d’importants dégâts aux biens et aux archives. KISA a précisé que cette attaque ne vient pas de nulle part, mais qu’elle fait suite à des années de menaces adressées à l’organisation, notamment en ligne et par courrier électronique, par des individus liés à des groupes anti-immigration et nationalistes. Malgré cet incident alarmant, les autorités chypriotes n’ont pas condamné publiquement l’attaque et l’enquête criminelle n’a pas progressé. La commissaire européenne aux affaires intérieures, Ylva Johansson, a fait part de préoccupations similaires aux autorités lors de sa visite dans le pays le même mois. En outre, aucune des plaintes déposées par Doros Polykarpou contre les personnes qui l’ont menacé n’a été traitée efficacement.
En février 2024, la rapporteuse spéciale des Nations unies sur les défenseurs des droits humains, Mary Lawlor, a adressé une communication officielle au gouvernement chypriote, dans laquelle elle exprimait sa vive inquiétude pour la sécurité du personnel de KISA et soulignait sa préoccupation et sa consternation face à l’incapacité présumée des autorités à prendre position en faveur des défenseur⸱ses des droits humains au lendemain de l’attaque. Pas plus tard qu’en octobre 2024, le procès de M. Polykarpou dans cette affaire a été évoqué au Parlement européen par l’eurodéputé Erik Marquardt, qui s’est inquiété des motifs potentiellement politiques de ce procès et de son caractère inéquitable.
Nous sommes très préoccupés par le fait que l’accusation de M. Polykarpou semble avoir omis d’inclure des preuves cruciales qui soutiendraient la version des faits de l’accusé, ce qui porte atteinte à son droit à un procès équitable.
En mai 2024, Front Line Defenders, qui préside ProtectDefenders.eu, le mécanisme de l’Union européenne pour les défenseur⸱ses des droits humains en danger, a reconnu le travail de Doros Polykarpou et de KISA en lui décernant le Prix 2024 pour les défenseurs des droits humains en danger.
Nous pensons que la procédure pénale à l’encontre de M. Polykarpou, en relation avec les événements de mars 2022, est liée à son travail en faveur des droits humains qui consiste à aider les migrants, les réfugiés et les victimes de la traite des êtres humains. En tant que tels, nous pensons que ces poursuites sont incompatibles avec le droit et les normes internationales en matière de droits humains, y compris la Déclaration des Nations Unies sur les défenseurs des droits humains.
Nous, les organisations internationales de défense des droits humains soussignées, vous demandons instamment de rejeter les accusations portées contre Doros Polykarpou et d’abandonner les poursuites engagées contre lui.
En outre, nous appelons les autorités chypriotes à :
Enquêter sur les allégations de Doros Polykarpou à l’encontre de l’agent de sécurité du centre d’accueil de Pournara et veiller à ce que tous les témoins pertinents, y compris Brigitte Espuche de Migreurop, soient autorisés à témoigner ;
Prévenir et enquêter sur toute nouvelle menace physique ou verbale, y compris par le biais des réseaux sociaux, à l’encontre de KISA et de son ancien directeur Doros Polykarpou ;
Garantir que tous les défenseur⸱ses des droits humains puissent mener à bien leurs activités à Chypre sans crainte de représailles et sans restrictions injustifiées, conformément aux obligations et engagements nationaux, régionaux et internationaux de Chypre en matière de droits humains.
Nous restons à votre disposition si vous souhaitez discuter de cette affaire plus en détail, et nous attendons votre réponse.
Sincères salutations
- Amnesty International
- Cairo Institute for Human rights Studies (CIHRS)
- European Network Against Racism (ENAR)
- EuroMed Rights
- Front Line Defenders
- Partenariat international pour les droits humains (IPHR)
- La Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), dans le cadre de l’Observatoire pour la protection des défenseur⸱ses des droits humains
- La Strada International — Plate-forme des ONG européennes contre la traite des êtres humains
- Platform for International Cooperation on Undocumented Migrants (PICUM)
- Organisation mondiale contre la torture (OMCT), dans le cadre de l’Observatoire pour la protection des défenseur⸱ses des droits humains