Bangladesh : Inquiétudes concernant le projet d’ordonnance sur la cyberprotection
LETTRE OUVERTE
Conseiller principal Muhammad Yunus
Gouvernement intérimaire du Bangladesh
Dhaka, Bangladesh
15 janvier 2025
Monsieur le Professeur Muhammad Yunus,
Nous vous écrivons au sujet de l’ordonnance sur la cyberprotection. Nous saluons l’initiative positive du gouvernement intérimaire qui, le 7 novembre 2024, a annoncé l’abrogation de la loi sur la cybersécurité (qui succédait à la loi de 2018 sur la sécurité numérique), utilisée par le régime précédent pour restreindre la liberté de la presse et criminaliser la dissidence, ce qui avait un effet dissuasif sur la liberté d’expression dans le pays. Pour remplacer la loi, une Ordonnance sur la cyberprotection a été rédigée et certaines des dispositions restrictives de la loi sur la cybersécurité ont été supprimées. Le conseil consultatif du gouvernement intérimaire a approuvé le projet d’ordonnance le 24 décembre 2024.
Toutefois, des groupes de la société civile, des professionnels des médias et des défenseur⸱ses des droits humains se sont inquiétés du maintien de certaines dispositions répressives de la loi précédente, qui sont incompatibles avec les obligations internationales du Bangladesh en matière de droits humains en vertu du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) et qui pourraient être utilisées pour étouffer l’expression en ligne.
L’article 25 de la CPO contient des dispositions qui érigent en infraction le fait de « transmettre, publier ou diffuser toute information dans l’intention d’insulter, de harceler ou de diffamer » une personne. Il s’agit de termes vagues et trop larges qui constituent une menace pour la liberté d’expression et qui pourraient dissuader les commentaires ou les critiques légitimes à l’égard des individus, en particulier ceux qui sont au pouvoir. En outre, le Comité des droits humains des Nations unies, dans son Observation générale n° 34, exhorte les États à dépénaliser la diffamation. Cette section reconnaît également spécifiquement le « cyberharcèlement » comme un délit. C’est un terme général qui peut être utilisé arbitrairement pour criminaliser toute forme de critique susceptible d’être considérée comme un acte de harcèlement ou un abus.
L’article 26 de la CPO, qui permettra de poursuivre et d’emprisonner les citoyens qui « heurtent les sentiments religieux », suscite également des inquiétudes. Il s’agit d’une restriction inadmissible, car, selon les normes internationales pertinentes, le droit à la religion ou à la croyance n’inclut pas le droit d’être exempté de critiques et d’être tourné en dérision.
L’article 8 de la CPO autorise la Commission de régulation des télécommunications du Bangladesh (BTRC) à supprimer ou à bloquer les contenus susceptibles de porter atteinte à « l’unité nationale », à « l’activité économique », à la « sécurité », à la « défense », aux « valeurs religieuses », ou à « l’ordre public », à la demande des forces de l’ordre et du directeur général de l’Agence nationale de cybersécurité. Nous sommes préoccupés par les raisons vagues et non définies qui pourraient être utilisées pour supprimer ou bloquer des contenus et par les pouvoirs excessifs conférés à la commission sans aucun contrôle judiciaire.
L’article 35 de la CPO autorise les perquisitions, les saisies et les arrestations sans mandat et exige que des rapports soient soumis à un tribunal, mais sans fixer de délai. Cette absence de délai augmente le risque de harcèlement et d’abus de la part des autorités.
L’article 46 de la CPO fait référence aux infractions classées comme étant « susceptibles de caution » et « non susceptibles de caution ». Pour les infractions « non susceptibles de caution », il n’y a pas de recours pour les accusés en attente de procès. Il s’agit des sections 17, 18 (1), 19, 22, 23. Cela signifie que l’approche par défaut est de maintenir les accusés en détention préventive automatique.
L’article 47 permet de confisquer du matériel numérique légitime s’il est trouvé à côté de contenus interdits, une disposition qui, selon les critiques, pourrait être utilisée pour harceler des individus et des organisations au point de les obliger à fermer leurs portes.
La décision du gouvernement intérimaire de n’accorder que trois jours au public pour réagir au projet d’ordonnance et de ne pas communiquer la dernière version approuvée par le conseil consultatif suscite également des inquiétudes. L’absence de dialogue significatif et de transparence dans la collaboration avec la société civile et les défenseur⸱ses des droits humains pour élaborer la législation sur les droits numériques donne une piètre image de l’engagement du gouvernement en faveur des droits humains et des réformes.
Par conséquent, nous demandons instamment au gouvernement intérimaire de prendre les mesures suivantes :
Réouvrir la consultation sur l’Ordonnance sur la cyberprotection (CPO) et garantir un processus approfondi et inclusif avec toutes les parties prenantes, en particulier les membres de la société civile et les défenseur⸱ses des droits humains ;
Supprimer toutes les dispositions de la CPO qui sont incompatibles avec le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), auquel le Bangladesh est partie, et avec toutes les autres normes internationales. Le gouvernement intérimaire devrait également adhérer à la note technique du HCDH de 2022 sur ce sujet ;
Veiller à ce que les dispositions autorisant le retrait ou le blocage de contenus soient assorties de garanties telles qu’une autorisation ou une supervision judiciaire ;
Veiller à ce que les pouvoirs de toute agence soient clairs et bien définis et à ce qu’ils soient soumis à des garanties et à une supervision afin d’éviter d’éventuels abus de pouvoir.
Signée par :
Front Line Defenders
CIVICUS : World Alliance for Citizen Participation (Alliance mondiale pour la participation citoyenne)
CC :
Asif Nazrul (Conseiller en droit, justice et affaires parlementaires auprès du gouvernement intérimaire)
Nahid Islam (Conseiller du gouvernement intérimaire en matière d’information et de radiodiffusion)